Le ÂŤâŻbrevet unitaireâŻÂť europĂŠen pourrait engendrer des brevets logiciels sans limites
par Richard StallmanAlors que l'industrie amĂŠricaine du logiciel, comme nous l'avions prĂŠvu depuis longtemps, connaĂŽt en ce moment des guerres tous azimuts portant sur des brevets logiciels, l'Union europĂŠenne poursuit un projet la conduisant tout droit sur les mĂŞmes traces. Tandis que le rapport Hargreaves presse le Royaume-Uni d'ĂŠviter les brevets logiciels, le gouvernement britannique a d'ores et dĂŠjĂ approuvĂŠ un projet susceptible de les imposer.
Les brevets logiciels sont dangereux pour les dĂŠveloppeurs, car ils imposent des monopoles sur des idĂŠes informatiques. Il n'est ni possible, ni sĂťr, de dĂŠvelopper des logiciels qui ne soient pas triviaux, si l'on doit cheminer Ă travers un labyrinthe de brevets. Consultez ÂŤâŻBrevets logiciels et brevets littĂŠrairesâŻÂť.
Tout programme informatique combine de nombreuses idĂŠesâŻ; un gros programme en met en Ĺuvre des milliers. Google a rĂŠcemment estimĂŠ qu'il pourrait y avoir 250 000 idĂŠes brevetĂŠes dans un smartphone. Je trouve ce chiffre plausible, car en 2004, j'estimais que le système d'exploitation GNU/Linux mettait en Ĺuvre près de 100 000 idĂŠes effectivement brevetĂŠes (Dan Ravicher avait trouvĂŠ que 283 de ces idĂŠes ĂŠtaient contenues dans Linux, le noyau qui, selon les estimations, reprĂŠsentait 0,25% du système entier Ă cette ĂŠpoque).
Les consĂŠquences deviennent maintenant manifestes aux Ătats-Unis, mais les entreprises multinationales ont depuis longtemps exercĂŠ un lobbying pour propager les brevets logiciels Ă travers du monde. En 2005, le Parlement europĂŠen s'est occupĂŠ en seconde lecture d'une directive proposĂŠe par la Commission europĂŠenne afin d'autoriser les brevets logiciels. Le Parlement avait prĂŠcĂŠdemment amendĂŠ la directive pour les rejeter mais le Conseil de l'Europe avait annulĂŠ ces amendements.
Le texte de la Commission ĂŠtait rĂŠdigĂŠ de manière sournoiseâŻ: pour le commun des mortels, il semblait interdire les brevets sur les idĂŠes logicielles pures, car il exigeait qu'une demande de brevet prĂŠsente quelque chose de physique. Cependant, il ne demandait pas que l'ÂŤâŻactivitĂŠ inventiveâŻÂť â le progrès justifiant une ÂŤâŻinventionâŻÂť brevetable â soit elle-mĂŞme physique.
Cela signifiait qu'une demande de brevet pouvait prÊsenter l'aspect physique exigÊ simplement en mentionnant les ÊlÊments physiques habituels d'un ordinateur sur lequel le programme tournerait (le processeur, la mÊmoire, l'affichage, etc.) Cette demande n'aurait eu à proposer aucun progrès dans ces ÊlÊments physiques, mais simplement à les citer comme faisant partie d'un système plus large contenant Êgalement le logiciel. N'importe quelle idÊe sur du traitement de donnÊes aurait pu être brevetÊe de cette manière. Un tel brevet n'aurait couvert que les logiciels destinÊs à tourner sur un ordinateur, mais cela n'aurait pas limitÊ grand-chose, puisqu'il n'est pas viable de faire tourner un gros programme en le simulant à la main.
Une mobilisation citoyenne massive, la première ayant jamais visÊ à convaincre le Parlement europÊen de changer d'avis, a conduit à l'Êchec de la directive. Mais cela ne signifie pas que nous avons convaincu la moitiÊ du Parlement de rejeter les brevets logiciels. Il semble plutôt que les forces pro-brevets aient dÊcidÊ à la dernière minute de jeter leur propre proposition à la poubelle.
Les activistes bĂŠnĂŠvoles sont partis vers d'autres horizons en pensant que la bataille ĂŠtait gagnĂŠe, mais les lobbyistes professionnels en faveur des brevets ĂŠtaient payĂŠs pour rester Ă leur poste. Ils ont maintenant mis au point une autre mĂŠthode sournoiseâŻ: le système du ÂŤâŻbrevet unitaireâŻÂť proposĂŠ pour l'UE. Selon ce système, si l'Office europĂŠen des brevets dĂŠlivre un brevet, celui-ci sera automatiquement valide dans les pays participants, c'est-Ă -dire, dans ce cas, dans toute l'UE, exceptĂŠ l'Espagne et l'Italie.
Comment cela affecterait-il les brevets logicielsâŻ? Ă l'ĂŠvidence, soit le système du brevet unitaire autorise les brevets logiciels, soit il ne les autorise pas. S'il les autorise, aucun pays ne pourra y ĂŠchapper de son propre chef. Cela serait une mauvaise chose, mais que se passerait-il si le système rejetait les brevets logicielsâŻ? Cela serait une bonne chose â n'est-ce pasâŻ?
Tout Ă fait â sauf que le projet a ĂŠtĂŠ ĂŠlaborĂŠ pour empĂŞcher cela. Un dĂŠtail minime mais crucial du projet est que les recours contre les dĂŠcisions de l'OEB seraient dĂŠcidĂŠs Ă partir de ses propres règles. L'OEB pourrait ainsi prendre dans ses filets les entreprises europĂŠennes et les utilisateurs de l'informatique tant qu'il lui plairait.
Il faut noter que l'OEB a un intĂŠrĂŞt direct Ă ĂŠtendre les brevets Ă autant de domaines de la vie qu'il le peut. Avec la suppression des limites externes (telles que les tribunaux nationaux), l'OEB pourrait imposer les brevets logiciels, ou tout autre type de brevet controversĂŠ. Par exemple, s'il choisit de dĂŠcider que les gènes naturels sont brevetables, comme une cour d'appel des Ătats-Unis vient de le faire, personne ne pourra renverser cette dĂŠcision, sauf peut-ĂŞtre la Cour de justice de l'Union europĂŠenne (CJUE), la plus haute cour en Europe.
En fait, la dĂŠcision de l'OEB sur les brevets logiciels a ĂŠtĂŠ prise depuis longtemps et on peut la voir en action. L'OEB a dĂŠlivrĂŠ des dizaines de milliers de brevets logiciels, au mĂŠpris de la convention qui l'a ĂŠtabli (voir ÂŤâŻVotre boutique web est brevetĂŠeâŻÂť). Jusqu'Ă prĂŠsent, chaque Ătat peut nĂŠanmoins dĂŠcider si ces brevets sont valides ou non. Si le système du brevet unitaire est adoptĂŠ et que l'OEB y gagne un pouvoir de dĂŠcision sans contrĂ´le, il y aura en Europe des guerres de brevets comme aux Ătats-Unis.
La CJUE a jugĂŠ en mars que le système du brevet unitaire devait ĂŞtre soumis Ă sa juridiction, mais on ne sait pas clairement si cela pourrait ou non porter sur des questions relevant du droit matĂŠriel des brevets, telles que ÂŤâŻles idĂŠes logicielles peuvent-elles ĂŞtre brevetĂŠesâŻ?âŻÂť. Car le lien entre la Convention sur le brevet europĂŠen et la CJUE n'est pas clair.
Si la CJUE peut dĂŠcider de cela, le projet ne serait plus un dĂŠsastre. On ne serait plus qu'Ă deux doigts du dĂŠsastre. Avant d'adopter un tel système, l'Europe doit rĂŠcrire le projet pour s'assurer que les logiciels sont Ă l'abri des brevets. Si ce n'est pas rĂŠalisable, la meilleure chose Ă faire est de rejeter entièrement le projet. Des simplifications mineures ne valent pas le coĂťt d'un dĂŠsastreâŻ; l'harmonisation est un objectif trompeur si elle signifie que les choses empirent partout.
Le gouvernement britannique semble vouloir le dÊsastre, car il a dÊclarÊ en dÊcembre 2010 [archivÊ] qu'il ne voulait pas que la CJUE ait son mot à dire sur le système. Le gouvernement Êcoutera-t-il Hargreaves et changera-t-il d'avis sur ce projet� Les Britanniques doivent insister là -dessus.
Vous pouvez trouver plus d'informations sur les dĂŠfauts et les failles juridiques de ce projet sur www.brevet-unitaire.eu.
Vous remarquerez que l'expression ÂŤâŻpropriĂŠtĂŠ intellectuelleâŻÂť n'est pas employĂŠe dans cet article. C'est parce que cette expression sème la confusion, car elle s'applique Ă une douzaine de domaines distincts du droit. MĂŞme si l'on ne prend que le droit des brevets et celui du copyright, ils sont si diffĂŠrents dans leurs exigences et dans leurs effets que ce serait une erreur d'en tirer des gĂŠnĂŠralitĂŠs. Il n'y a absolument rien dans cet article qui se rapporte au copyright. Pour ĂŠviter de pousser les gens Ă faire des gĂŠnĂŠralisations Ă partir de lois hĂŠtĂŠrogènes, je n'utilise jamais l'expression ÂŤâŻpropriĂŠtĂŠ intellectuelleâŻÂť et cela ne me manque pas.
PubliĂŠ initialement dans The Guardian.